Inès Adjoudj - Pédagogie et IA à la Faculté des langues Intelligence artificielle

À l’Université de Strasbourg, le projet IdEx Formation 2024 « Métiers de l’Avenir en Sciences Humaines : Innovation et Pédagogie face à l’Intelligence Artificielle » est porté par la Facultés des langues. Divisé en trois jalons, dont un dédié à la pédagogie, il vise à identifier les enjeux de l’intelligence artificielle dans le cadre académique, pour outiller les étudiants qui seront, demain, les futurs usagers professionnels de l’IA. Inès Adjoudj revient avec nous sur le déroulé du projet.

Temps de lecture : 11 minutes

 2025  

 

Inès Adjoudj est Ingénieure en traitement automatique des langues. Elle est chargée de ce projet, conjointement avec Thomas Mohnike (doyen de la Faculté des langues), Ophélie Garnier (vice-doyenne de la Faculté des langues) et Julie Dittel (responsable du Service numérique pour la pédagogie de la Faculté des langues et ingénieure pédagogique), sur une temporalité allant d’avril 2025 à juin 2026.

1. Projet ambitieux

 Amorcé en avril 2025, votre projet se clôturera d’ici juin 2026. Un temps court pour des objectifs ambitieux. Quels sont-ils précisément ?

Dans le périmètre exclusif de la Faculté des langues, notre projet vise à répondre aux transformations des métiers traditionnellement associés aux études en langues. On parle principalement de la traduction, aujourd'hui bouleversée par l'intelligence artificielle générative.

Nous avons trois objectifs structurants :

  • Le premier consiste à identifier les métiers d'avenir des sciences humaines, face aux mutations provoquées par l'IA. Il s’agit de cartographier les métiers et débouchés de la Faculté des langues, de connaître les impacts de l'IA générative sur ces métiers et, enfin, de déterminer quelles sont les compétences émergentes devenues indispensables dans le monde professionnel.
  • Le deuxième objectif est de développer des scénarios pédagogiques intégrant l'IA pour enrichir les pratiques d'enseignement en lien direct avec les besoins professionnels identifiés.
  • Le troisième et dernier objectif est d'adapter les licences et masters afin d'aligner l'offre de formation sur les compétences nécessaires aux métiers de demain.

Ces objectifs sont ceux définis dans le projet IdEx Formation 2024. Ils s'inscrivent, par ailleurs, dans une volonté assumée de restructurer nos formations pour anticiper l'évolution du marché du travail.

 Comment s’articulent les différentes étapes du projet et où en êtes-vous actuellement ?

C'est un projet en chantier, qui change au fur et à mesure. Aujourd'hui, nous dégageons trois jalons principaux, contre cinq initialement. Nous avons dû adapter nos intentions aux paradigmes du projet.

Le premier jalon est celui de l'étude de terrain. Nous avons interrogé les alumni pour enquêter sur l'impact de l'IA dans leur activité professionnelle, via un questionnaire. Celui-ci balayait différents thèmes, parmi lesquels : l’usage de l’intelligence artificielle dans les milieux professionnels, la perception de l’IA par les alumni et l’identification des compétences clés pour mieux s’adapter à cette technologie. Ce jalon est terminé, nous amorçons le suivant.

Notre second jalon désigne le volet pédagogique. Il vise à concevoir des scénarios pédagogiques pour construire des cours qui permettent l'acquisition de compétences identifiées. Avant la phase de déploiement des tests, nous veillerons au recueil du retour des étudiants et des enseignants, afin d’ajuster le modèle de cours.

Enfin, la phase d’évaluation (troisième jalon) comportera notre feedback, de façon à indiquer ce qui aura été faisable ou non et d'imaginer les pistes à suivre à l'avenir.

2. Compétences transversales

 Comment avez-vous procédé pour dégager les compétences transversales corrélées à l’intelligence artificielle ?

Le questionnaire a été diffusé via le réseau Alumni. Les questions, volontairement ouvertes, portaient sur l'usage professionnel actuel de l'IA et sur la perception du rôle de la formation universitaire dans le métier. Nous avons aussi souhaité interroger les étudiants, plus largement, sur leur rapport à l’IA.

La tranche de diplômés choisie s’étale sur près de 10 ans, de 2015 à 2024. Cela équivaut plus ou moins à une période de cinq ans antérieurs à l’arrivée de l’IA et de cinq ans postérieurs. Cela donnait la possibilité de voir comme cette population hétérogène de diplômés s’est adaptée à l’IA.

Seule la moitié des questionnaires a été exploitable, en raison de réponses incomplètes ou hors cadre. Ainsi, sur 160 répondants, nous avons conservé une sélection de 80. Après analyse de ces réponses, notre équipe a établi plusieurs profils et mis en évidence un besoin transversal majeur : le renforcement de la pensée critique. Selon nous, c’est la principale compétence en matière d’IA pour les alumni de langues.

D’autres compétences, proches de celle-ci, revenaient en occurrences, comme le doute méthodique ou la capacité à questionner un résultat, notamment pour ce qui est de la correction orthographique. Il est également apparu que les alumni soulevaient le besoin d’être formés aux LLM[1]. Parmi les autres compétences, nous pouvons mentionner la qualité rédactionnelle, la recherche de ressources, la veille, le croisement des sources ou encore l’intelligence collective et la réflexivité.
 


[1] Un grand modèle linguistique (Large Language Model, LLM) est un type de programme d'intelligence artificielle (IA) capable, entre autres tâches, de reconnaître et de générer du texte. Source : Cloudflare.

La scénarisation pédagogique de ce module, est pensée, in fine, pour sensibiliser les étudiants aux bonnes pratiques et leur apporter de l’autonomie dans leur vie future au contact de l’IA.

3. Scénarios pédagogiques

 La phase de développement de scénarios pédagogiques a d’abord été déployée via un module de Méthodologie du Travail Universitaire (MTU). Comment cela s’est-il déroulé ?

Face au besoin de formation des étudiants et au regard de la construction de nos maquettes pédagogiques, le module adéquat était celui de Méthodologie du Travail Universitaire (MTU). Il permet d’apporter les bases nécessaires et couvre les trois années de licence des parcours LLCER et LEA ; intitulé « Culture générale » pour cette filière. Grâce au financement Include, il a été possible de dédier deux ateliers à la thématique de l’usage critique de l’IA.

Parmi les inspirations du scénario pédagogique, je peux citer le module en ligne de l’Idip : Utiliser l'Intelligence Artificielle dans ses études. Accessible via MoodleAIR, il est d’une durée de 4h à 6h. Nous concernant, dans le cadre du module MTU IA, la première séance tend notamment à distinguer l’IA de l’apprentissage automatique, de l’apprentissage profond et de l’IAG, tout en abordant les enjeux sociétaux et éthiques. La seconde séance est consacrée à la mise en pratique : application à la méthodologie du travail universitaire, exploration des différents cas d’usage de l’IA dans les études, travail sur les prompts. Une visée de ce module est aussi de rappeler aux étudiants qu’en dépit de la vague IA que nous vivons, les outils traditionnels mis à disposition par l’Université de Strasbourg, ont bien sûr une utilité et une fiabilité. Ils ne doivent pas être éludés et c’est particulièrement vrai dans le cadre de la recherche académique.

Ceci étant, en termes d’outillage des étudiants, l’Université de Strasbourg relève le défi de l’IA, puisque la DNum – Direction du Numérique – a mis au point une IA interne. Cette ressource a le double avantage d’être qualitative et sécurisée au niveau des données, comme il s’agit d’une solution « maison ». À l’heure actuelle, cette IA s’applique exclusivement aux champs disciplinaires de la médecine, de la philosophie et des langues. Baptisée LinguIA, elle est accessible aux étudiants, comme aux enseignants et aux membres du personnel.

Il est important de souligner que nous avons proposé, via la Conseil de Faculté, de voter un cadre d’usage de l’intelligence artificielle.

La scénarisation pédagogique de ce module, est pensée, in fine, pour sensibiliser les étudiants aux bonnes pratiques et leur apporter de l’autonomie dans leur vie future au contact de l’IA. 

4. Poursuite du déploiement pédagogique

 Le second déploiement concerne un plus large éventail de cours de la maquette de la Faculté des langues et interviendra en février 2026. Dites-nous-en plus.

Il s’agit d’un travail en construction à l’heure où nous nous parlons. En effet, il nous faut capitaliser sur les données que nous allons tirer du premier déploiement via le module MTU. Ainsi, nous pourrons aller plus en profondeur dans la scénarisation pédagogique, pour qu’elle corresponde à la variété de cours de la maquette. Nous allons nous baser sur les compétences IA pour affiner cela.

Nous avons constitué trois groupes de travail sur lesquels appuyer la réflexion, pour couvrir les thématiques d’apprentissage des langues, de recherche académique et de compétences professionnelles. La phase de méthodologie et de recueil des besoins passée, nous avons à cœur de porter le déploiement pédagogique dans un certain nombre de cours, au second semestre. Cela concerne les cours pour lesquels les enseignants ont accepté de rejoindre la démarche.

5. Formation des enseignants

 De quelle manière les enseignants impliqués dans ce projet peuvent-ils être formés ?

Je pense en premier lieu aux formations de l’Idip. Sur une journée comprenant deux ateliers, les enseignants ont une introduction aux principes de l’IA, puis un premier atelier qui s’axe sur la conception d’activités pédagogiques incluant de l’IA. Le second atelier traite, quant à lui, de la question de l’évaluation. À l’échelle de l’Université de Strasbourg, le CCN – Centre de Culture Numérique – a aussi vocation à former les enseignants et personnels au numérique et, désormais, à l’IA.

Au sein de la Faculté, nous avons la spécificité d’être acculturés au traitement automatique des langues ; technologie qui a précédé ChatGPT. Ainsi, nombreux sont les enseignants à déjà posséder des connaissances en ce domaine. Leur besoin de formation est donc relatif, ce qui constitue une chance, de surcroît au regard du peu de temps dont nous disposons pour conduire le projet. Au-delà de ce bagage, certains enseignants travaillent le sujet de l’IA en autodidactes, par goût et par curiosité.

Dans le cadre d’un atelier qui s’est tenu au Lansad – Langues pour spécialistes d’autres disciplines –, nous avons mis à disposition des enseignants une mallette. Celle-ci comprend des outils pour l'audiovisuel, la rédaction, l'expression orale, l'expression écrite, etc. Cet atelier a permis de prendre le pouls des enseignants vis-à-vis de l’IA, pour situer chacun. Comme je l’évoquais, l’impression générale est qu’ils ne partent pas de zéro et ont des connaissances du fait d’avoir déjà pratiqué l’IA.

6. Visées pédagogiques

 Quelles sont les visées pédagogiques inhérentes au projet ? En quoi ce projet constitue-t-il une base sur laquelle faire évoluer l’offre de formation ?

Le projet poursuit l’ambition de faire évoluer les formations en langues, pour qu'elles préparent réellement aux métiers transformés par l'IA. Ses visées pédagogiques principales sont d’intégrer la littératie IA dans l'apprentissage des langues, de renforcer les compétences critiques, informationnelles et professionnalisantes aux besoins émergents et, enfin, d’introduire des pratiques IA responsables dans la recherche académique et dans les projets des étudiants.

Les scénarios conçus aujourd'hui constituent une base durable, susceptible d'être adaptée à la diversité des disciplines de la Faculté. Ils pourront être étendus à d'autres niveaux d’études et déclinés en modules transversaux, communs à plusieurs parcours.

Adapter nos enseignements en réponse aux enjeux de l’IA est important pour les étudiants.

7. Clôture et perspectives

 À l’été 2026, une fois l’IdEx arrivée à son terme, quel avenir pour le projet ? Auriez-vous à cœur qu’il soit repris par d’autres facultés et composantes ?

Nous avons entamé une recherche de financement pour espérer prolonger le projet au sein de la Faculté des langues. Pour autant, à sa clôture, il serait très gratifiant que le projet soit repris par d’autres parties prenantes et que des facultés ou composants de l’Université de Strasbourg s’en saisissent. Dans l’équipe, nous le souhaitons vivement.

L’intelligence artificielle générative est un sujet actuel et un sujet d’avenir. Adapter nos enseignements en réponse aux enjeux de l’IA est important pour les étudiants. En tout état de cause, la tâche est vaste et passionnante !

 

Pour aller plus loin, consultez le rapport Cartographie des métiers et formations - Diagnostic et prospective.

Pour vous inscrire aux formations IA de l’Idip, rendez-vous sur Ernest, où une communication sera faite en amont de la prochaine journée dédiée. D’ici-là, parcourez les ressources proposées sur la page Enseigner et apprendre au temps des IA génératives.

Nous vous renvoyons, par ailleurs, à l’article de Savoir(s) dédié au développement de l’intelligence artificielle au sein de la DNum.

Ainsi qu’à un autre article de Savoir(s) consacré à l’outillage pédagogique des enseignants en matière d’IA.

Enfin, la page Moodle "IA génératives et pédagogie"  regroupe des supports d'ateliers, mais aussi des ressources internes ou externes à l'Université de Strasbourg (MOOC, veille, portails d'informations, etc.).

Propos recueillis par Coline Fuchs.